
Le rôle des féministes
Les premières luttes féministes contre le viol débutèrent en 1972. Elles ne s’arrêteront plus jusqu’au 23 décembre 1980, date du vote de la nouvelle loi. Durant ces huit ans, à un rythme plus ou moins soutenu, se succédèrent meetings de dénonciation, manifestations, procès fortement médiatisés, ripostes « extra-judiciaires ». Ces initiatives s’accrurent au moment du procès d’Aix (1978) et à sa suite. L’enjeu était de taille : faire reconnaître effectivement le viol comme un crime, alors que la définition jurisprudentielle très restreinte issue de la loi de 1832 permettait de transformer le crime de viol en délit d’attentat à la pudeur. L’enjeu était aussi de sortir le viol de l’invisibilité du « privé », et de mettre un point final au processus qui consistait à transformer les femmes victimes de viol en coupables.
Avec la lutte pour l’avortement, la lutte contre le viol est celle qui a suscité les mobilisations les plus importantes du mouvement des femmes contemporain. Les revendications pour la libre disposition de son corps, pour l’intégrité de la personne humaine, pour la dignité sont des luttes premières.
Au vote de la loi de 1980, comme toujours après un fort engagement couronné par un changement législatif, succède une période de démobilisation. Celle-ci prend fin en mai 1985, dans l’urgence, lorsque trois femmes sont violées dans des lieux publics devant des témoins qui n’interviennent pas. Trois militantes de la Maison des Femmes de Paris contactent alors le Mouvement français pour le planning familial, la Fédération nationale solidarité femmes et le mouvement Jeunes femmes pour créer le Collectif féministe contre le viol.
Dans la tête de ses créatrices, il s’agissait avant tout d’approfondir la dénonciation du viol en pointant la permissivité de la société aux violences sexuelles à l’encontre des femmes, toujours existante malgré le changement législatif. Cependant, elles s’aperçurent très rapidement qu’une dénonciation du viol nécessite un soutien et une solidarité concrète demandés par les victimes et que sans ces actions pratiques aucune crédibilité du Collectif ne serait possible.
Cette obligation d’apporter une solidarité concrète aux femmes victimes de violences est entrée en résonance avec la volonté d’Yvette Roudy, ministre des Droits des femmes. Celle-ci souhaitait créer un numéro de téléphone gratuit répondant à ces objectifs, d’autant plus que d’autres pays européens, anglo-saxons ou scandinaves, s’étaient déjà dotés de ce genre de structures. Le contexte politique était totalement différent de celui des années 70. L’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981, la création d’un ministère des Droits des femmes, divisa le mouvement des femmes et le mit en difficulté quant à son apparition politique globale. L’État confiait donc aux associations féministes contre les violences, qui s’étaient toutes constituées dans la même période, le soin de répondre aux femmes victimes de ces violences engendrées par notre société de domination patriarcale. Missions de service public dont l’État ne voulait pas assumer directement la responsabilité.
Les subventions arrivèrent pour ouvrir le 8 mars 1986 le numéro vert (0800 05 95 95) Viols Femmes Informations. Pour faire fonctionner ce numéro vert, l’investissement humain fut énorme : au peu d’expérience à ce moment-là d’accueil des victimes, s’ajoutait, dans un premier temps, un nombre de salariées fort restreint. La permanence téléphonique fonctionna huit heures par jour, cinq jours par semaine, en s’appuyant grandement sur des bénévoles qui travaillaient par ailleurs de façon salariée. Il leur fallut aussi apprendre la distance nécessaire pour ne pas être laminées personnellement par leurs pratiques de solidarité.
D’autres actions de soutien furent progressivement mises sur pied : des groupes de paroles, réclamés par les victimes, des soutiens lors de la procédure judiciaire et des procès puis des constitutions de parties civiles, des interventions dans les écoles. Le Collectif fut aussi sollicité pour la formation de différente·s professionnel·le·s : personnel de santé, police, justice, travailleuses et travailleurs sociaux.
Certaines victoires, significatives, furent remportées par le Collectif. Un exemple est sa dénonciation (en collaboration avec SOS-Inceste de Grenoble) du viol incestueux à une époque où bien peu de monde en parlait. Le Collectif féministe contre le viol, qui a travaillé alors avec les députées socialistes Frédérique Bredin et Ségolène Royal (pas encore ministre), et dont l’une des militantes était concernée, a été à l’origine de la partie de la loi sur l’enfance maltraitée de 1989, qui permet aux victimes de viol, par ascendant ou par personne ayant autorité, de déposer plainte de 18 à 28 ans, c’est-à-dire dix ans après la majorité et non plus dix ans après les faits.
Mais, malgré ces avancées, dans un cadre marqué par la multiplicité des tâches à accomplir et dans le contexte de reflux du Mouvement des femmes des années 80, finit par se poser le problème d’une apparition politique visible du Collectif, de l’élaboration et de la mise en pratique de la stratégie et de la tactique de lutte. D’autant plus que, malgré le renouveau des luttes féministes des années 1995, les associations militant contre les violences ont beaucoup de mal à se faire entendre auprès des acteurs du mouvement social. Même si un thème comme le harcèlement sexuel au travail commence à être pris en charge par les syndicats, l’isolement reste important. Les violences sexuelles dérangent car elles remettent profondément en cause les rapports femmes/hommes (sans parler des enfants). Les associations militant contre les violences se sont donc habituées à travailler seules, contraintes et forcées. Elles sont mal connues, y compris au sein du mouvement féministe lui-même.